À travers la cage d'escalier d'un immeuble du quartier de la Rose des vents à Aulnays-sous-Bois, nous nous immergeons d'étage en étage dans les vestiges des habitudes et traditions culturelles de plusieurs familles. Ce périple nous mène du Sri Lanka au Mali en passant par la Turquie et le Congo, sans jamais quitter l'immeuble.
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1. Immersion dans le quotidien d'une tour de banlieue,
2. Solidarité et ambiance familiale,
3. Découverte de cultures diverses qui vivent en harmonie.
La réalisatrice Alice Diop veut montrer le quartier de la Rose des vents comme elle l’a vécu dans son enfance, et non comme le montrent les médias. C’est un quartier où un grand nombre de nationalités se côtoient en harmonie et avec solidarité, preuve que les banlieues sont un haut lieu du vivre-ensemble, riches de leur diversité. Les personnes qu’Alice Diop filme racontent leurs exils et leurs espoirs. Que garde-t-on de son pays d’origine après l’avoir quitté ?
Diffusions télévisées :
Chaîne Voyage (2004)
Terra terra com (Canada, 2008)
Née à Aulnay-sous-Bois en 1979, fille de parents sénégalais, Alice Diop a grandi jusqu'à l'âge de 10 ans dans la Cité des 3000. Après un Master en Histoire et des études en sociologie visuelle à La Sorbonne, Alice Diop intègre l'atelier documentaire de la Fémis. Elle réalise des documentaires depuis 2005.
« Je retrouve rarement ce que j’ai vécu en banlieue dans l’image qu’en donnent les journaux ». Cette première phrase de la réalisatrice qui s’adresse au spectateur en voix off annonce tout l’enjeu de son film : montrer un nouvel aspect de la banlieue, à travers la découverte du quartier de la Rose des vents à Aulnay-sous-Bois.
Les premières images du film, loin des clichés sur la violence et la délinquance dans les cités, montrent la vie du quartier en toute simplicité. Les gens passent, vaquent, la foule est mixte et sereine. Les enfants jouent – on est loin du climat d’insécurité qu’on projette parfois trop systématiquement sur les quartiers.
« Je reviens quinze ans après, et rien n’a changé ». La convivialité que la réalisatrice Alice Diop a connu lorsqu’elle vivait dans cette banlieue est toujours là. Mais cette phrase traduit, aussi, l’immobilisme des banlieues, la difficulté pour ces territoires d’évoluer et de sortir d’une certaine « stase » de par leur fragilité économique. Mais peu importe que les banlieues semblent figées dans le temps, pour Alicie Diop, « c’est mon territoire ».
Ce qu’elle aime, c’est « ce bruit, cette vie, ce contact entre les gens ». Les gens vivent ensemble, se soutiennent, interagissent – c’est cela que la réalisatrice va aller chercher avec sa caméra. Pour se faire, elle va immerger le spectateur dans le quotidien d’une tour du quartier. L’immeuble devient une métonymie, c’est-à-dire qu’une partie désigne un ensemble plus grand : la tour devient un exemple pour parler de la banlieue en général.
« Cette tour est en soi une invitation au voyage ». Aïssa vient de Tombouctou, Raja est sri-lankais, Emin est turque, Tino vient du Congo...différentes nationalités se côtoient dans le même bâtiment, et chacune a son univers. Alice Diop filme beaucoup les allées et venues dans les escaliers pour marquer le passage d’un monde à l’autre. On voyage d’étage en étage : « petite je naviguais d'une culture à l'autre sans jamais quitter ma cage d'escalier ».
La musique du film épouse tour à tour les différents codes culturels des habitants de l'immeuble et contribue à nous immerger dans leurs cultures et à nous faire voyager. La musique est un indice culturel très important. Le montage met en parallèle deux scène de mariage : l’un est turque et l’autre est africain. Ces deux fêtes ont en commun de baser leur rituel sur la musique et la danse. A travers la musique, d’une fête à l’autre, le film nous fait passer d’Istanbul au Mali, sans jamais quitter le quartier de la Rose des vents.
Alice Diop est en immersion avec sa caméra dans le quotidien de cette banlieue bouillonnante, active et fourmillante, où la mixité sociale est la norme. La musique, entraînante, donne la sensation que la vie foisonnante de la Rose des vents est une petite fête quotidienne. Malgré cela, il reste les traces d’un territoire laissé à l’abandon à travers les façades dégradées des immeubles, qui n’ont jamais été rénovées. A l’intérieur de ce quartier aux allures parfois insalubres, les habitants semblent avoir construit un quotidien fait de solidarité et de respect de la culture de l’autre. La cité réunit quatre-vingts nationalités différentes, et la réalisatrice appelle le marché de la Rose des vents, où les origines sont très variées, une « petite synthèse du monde ».
Les résidents de la tour observent les rues depuis leurs fenêtres qui font comme des écrans sur la cité. Dans cette banlieue, tout s’opère depuis son balcon, ce qui favorise le rapprochement et le vivre-ensemble, mais peut aussi parfois créer des tensions : lorsqu’on est en permanence exposé au regard des autres, tout se sait très vite...
Depuis la guerre et l’exil forcé, la communauté sri lankaise est l’une des plus représentées à Aulnay. Raja a fui le Sri Lanka pour échapper aux persécutions à l'encontre de la minorité Tamoul. Il y faisait des études de médecine. Les autres résidents de la tour ont des histoires similaires, des histoires d’exil forcés, motivés par des raisons politiques ou économiques : « la vie elle est difficile ici mais elle est encore plus difficile là-bas ».
Alice Diop explore moins les raisons de leur exil que la relation que les résidents entretiennent avec leur pays d’origine et la culture dans laquelle ils sont nés. Emin est venue en France quand elle avait seize ans. Elle ne parlait pas le Français. Trente ans plus tard, elle a toujours la nostalgie de la Turquie. Les traditions et croyances propres à son pays d’origine font partie de son quotidien, comme les prédictions qu’elle lit dans le marc de café. De même chez Aïssa qui met de l'encens pour « chasser les esprits », une tradition héritée de son pays d’origine.
Les odeurs portent en elles toute une culture. L’encens d’Aïssa lui rappelle le Mali. Deux étages plus haut, l’encens est brûlé pour l’autel hindouiste dédié à Ganesh. Dans un autre appartement, nous sommes transportés en Asie lorsqu’Alice Diop filme des figurines de bonzes et les baguettes avec lesquelles on mange. Les résidents de la tour conservent religieusement les totems de leur culture d’origine : figurines, tableaux, chaînes télévisées, photos...ils tentent de faire perdurer leur pays d’origine au sein de leur pays d’accueil, à travers une fétichisation de divers objets. A travers la musique, les traditions, les objets et les odeurs, ils parviennent à retrouver la culture du pays qu’ils ont dû abandonner.
Mais cette culture est difficile à transmettre à leurs enfants qui sont eux nés en France et grandissent dans un environnement occidental. Raja craint que ses enfants assimilent uniquement la culture française et oublient la culture Tamoul - il ambitionne de retourner vivre au Tamoul avec sa famille un jour. Emin, elle, a dû patienter sept ans après son arrivée en France avant de pouvoir retourner voir sa mère au pays. Les liens avec le pays d’origine sont mis à l’épreuve par la distance, Tino n’est retournée qu’une seule fois au Congo depuis qu’elle est venue en France, et s’y est sentie comme une étrangère : « c’était plus ma place ». Contrairement à Emin, Raja et Aïssa, Tino ne s’identifie plus à son pays d’origine, et ne veut pas s'enfermer dans une communauté congolaise.
Si Tino ne fétichise pas son pays d'origine à travers des objets, elle est toujours reliée au Congo par la cuisine. La cuisine est peut-être la première manifestation culturelle ; d’ailleurs, elle va de pair avec les odeurs. Les habitants de la tour retrouvent leurs pays dans l’art culinaire. Mais les enfants de Tino préfèrent les lasagnes et les frites aux bananes planteur. Ils font partie de cette jeunesse issue de l’immigration née en France qui a adopté tous les codes occidentaux et n’est plus connectée avec le pays d’origine de leurs parents.
La cérémonie religieuse est peut-être le moment où Tino est le plus connectée avec le Congo : elle se tient parmi une diaspora d’immigrés congolais qui entrent en transe (là encore, la musique joue un rôle primordial), plongés par leur foi dans une émotion très forte qui parfois les cloue littéralement au sol. A l’image, une ambiguïté naît, et il est difficile de dire si ces visages déchirés par les larmes sont dans une intense ferveur ou une terrible souffrance – peut-être s’agit-il un peu des deux. La réalisatrice se demande elle aussi : « je me suis demandée ce qu’ils tentaient d’expulser ». Dans cette cérémonie s’exorcise la douleur de l’exil et de la précarité. L'enfant qui se tient au milieu de la foule semble déconnecté de toute cette agitation, comme s’il ne s'y reconnaissait pas. Ce n'est déjà plus sa culture.
Les habitants de la Rose des vents qui ont dû quitter leur pays natal sont dans un trouble identitaire, ils ne pas d’ici et n’appartiennent plus vraiment à là-bas. Comme Tino le disait, elle est devenue étrangère à son pays natal. La culture est alors un refuge pour ces personnes, qui leur permet de conserver une partie de leur identité. Dans toutes les traditions, croyances, cérémonies et objets, s’incarne un peu de ce qu’ils sont, de ce qu’ils ont laissé d’eux-mêmes dans leur pays d’origine.
Mais chaque habitant de la Rose des vents a son histoire, son propre rapport à sa culture natale. Les jeunes africaines vivant en France adaptent le « boubou » africain large à la mode européenne, plus serrée. En France on n’égorge pas un animal pour la Fête du Mouton mais on le commande chez le traiteur. La fille de Raja suit des cours de danse traditionnelle indienne. Chacun s’accommode comme il peut pour trouver un espace où laisser exister le pays qui l’a vu naître.
La tour a beau être composée de micro-mondes culturels, elle est avant tout un espace en partage. Les voisins se visitent allègrement, l’ambiance est conviviale et Alice Diop les filme comme s’il s’agissait d’une grande famille. Les cultures se rencontrent et se partagent, notamment à travers les plats traditionnels que chacun fait découvrir à son voisin.
La culture est donc à la fois un refuge et un partage. Le film casse l’image du repli communautaire dans les banlieues car toutes ces communautés vivent ensemble. L'association de solidarité de femmes africaines cotise lors des difficultés financières : tout le monde donne 30 euros puis les femmes dansent toutes ensemble. La fête s'invite alors dans leurs salons. Elles se réapproprient l'espace, convoquent leur pays natal dans l’espace confiné de l’appartement. « Ces femmes magnifiquement parées recréent au septième étage d'un immeuble HLM un système de solidarité importé du pays ».
« La tour du monde » est un film sur la coexistence : celles des nationalités, mais aussi celles des cultures d’origines dans un pays d’accueil aux mœurs parfois bien différents. « Ils s'adaptent à la vie en France sans jamais cesser d'y faire vivre leur culture ». Cette diversité des cuisines, des odeurs, des croyances, des cultes et des fétichismes, crée une richesse, qui en partage, devient une solidarité. Là où certains ne voient qu’un territoire délabré abandonné au repli communautaire, Alice Diop montre un lieu foisonnant, une « petite synthèse du monde ». Comme elle le conclue, « tout n’est décidément qu'une question de regard ».
- Comment comprenez-vous le titre du film ?
- Quel est le rôle de la musique dans le film ?
- Peut-on dire que la cuisine, c’est la culture ?
- A travers quels objets et traditions les résidents restent-ils en lien avec la culture de leur pays d’origine ?
- La culture est-elle un refuge ou un partage ? Pourquoi ?
- En quoi ce documentaire casse-t-il les préjugés sur la vie en cité ?
- Comment se caractérise la solidarité dans le quartier ?
- Que pensez-vous de la dernière phrase du film, « tout n’est décidément qu’une question de regard » ?
Pour aller plus loin : analysez ce reportage de France 3 qui date d'octobre 1994 (accès via le site de l'INA). Comment peut-on le mettre en opposition ou en parallèle avec le film "La tour du monde" ?
- Alice Diop a reçu le César du meilleur court-métrage 2016 pour son film « Vers la tendresse ».
- La cité se renomme quartier de la Rose des Vents à partir de 1979 – avant cela, elle s’appelait « Cité des 3000 ».
- La cité des 3000 a été construite en 1969 pour loger les ouvriers et les cadres de Citroën.
- L’allée de la Bourdonnais que filme Alice Diop est une des rues principales du quartier de la Rose des vents. Elle est entourée de deux grands ensembles.